À défaut de secourir notre prochain, l’entendre lorsqu’il est dans la souffrance

Joseph Gligorov

Cancérologue citoyen, Institut Universitaire de Cancérologie Paris VI- Assistance Publique des Hôpitaux de Paris

 

La dernière personne au monde à avoir été exécutée au moyen d’une guillotine l’a été le 10 septembre 1977, à la prison des Baumettes à Marseille. Quatre ans après, le Président François Mitterrand abolissait la peine de mort dans notre pays. Le 14 décembre 2012, un jugement du tribunal administratif de Marseille ordonne à l’administration pénitentiaire de cette même prison une amélioration de l’état des cellules reconnaissant ainsi une carence portant sur l’atteinte à la dignité des détenus. Quelques jours plus tard était remis le rapport du professeur Didier Sicard sur la fin de vie répondant à une revendication de plus en plus forte : celle du droit à mourir dans la dignité.

Étranges échos de notre société face à la mort et son histoire. La guillotine est née dans l’esprit d’un homme qui contribua à l’élaboration de la Déclaration des Droits de l’Homme et voulu semble-t-il dans ce même esprit apaiser la souffrance et rendre moins cruelle l’exécution capitale.

Étranges échos de notre société face à la mort et son histoire. C’est le même lieu qu’est la prison des Baumettes, qui nous rappelle à l’ordre avec 35 ans d’écart sur le sens de retirer la vie mais également le mépris que l’on peut y porter en la maintenant sans dignité : une mort non souhaitée, une déchéance insoutenable, l’oubli même du fondement de nos sociétés dites modernes, celle du respect de la vie.

 

Juger une pièce sur son épilogue

Il n’y a pas plus de droit à mourir dans la dignité qu’il n’y en a à vivre dignement. Il y a juste un devoir, une obligation morale que notre société oublie, celle à défaut de secourir notre prochain au moins de l’entendre lorsqu’il est dans la souffrance. Une mort digne est-elle devenue plus importante que la dignité de la vie à laquelle notre société à parfois du mal à répondre ? Assurer une « belle » sortie même si la prestation est médiocre deviendrait pressant pour ne pas dire oppressant. C’est comme si l’on jugeait une pièce de théâtre sur son épilogue et que l’objet même de celle-ci était occulté. Nombreux sont les critiques qui auraient à écrire…

Sur cette vaste scène, quelques-uns souhaitent partir leur vie pleinement remplie, se sentant abandonnés par leurs corps et inutiles à des âges avancés, d’autres parfois très jeunes meurtris par leur existences ont tenté à maintes reprises de mettre fin à leurs jours et quitter ce monde qu’ils jugent insupportables car leur âme est malade. Certains enfin, condamnés par la société à rester entre quatre murs cherchent à s’enfuir en y laissant leur vie comme ce détenu à mobilité réduite qui s’est suicidé récemment dans sa cellule se plaignant d’être réduit à l’état de « légume ».

Et si j’avais été le médecin de ce détenu et qu’il m’avait demandé d’en finir qu’aurais-je du faire ? De quel droit sa demande de fin de vie digne aurait-elle été moins légitime que celle de mes patients atteints parfois de maladies incurables, ou celle des patients de mes collègues psychiatres face à un adulte jeune qui fait sa cinquième tentative de suicide, ou de l’insuffisant rénal qui ne dispose pas de greffe et ne veut plus de dialyse … Car il est suggéré dans la proposition de loi du sénateur Roland Courteau (8 juin 2012) relative à l’assistance médicale pour mourir et à l’accès aux soins palliatifs, que « toute personne, majeure non protégée, en phase avancée ou terminale d’une affection grave et incurable, quelle qu’en soit l’origine, lui causant des souffrances physiques ou psychiques qui ne peuvent être apaisées ou qu’elle juge insupportables, peut demander à bénéficier, dans les conditions prévues au présent titre, d’une assistance médicale pour mourir ». Il n’y a pas que les maladies organiques qui soient graves et incurables, certains troubles psychiques expliquent même des agissements considérés comme criminels…

Qui suis-je par ailleurs pour décider de la légitimité ou non de cette demande ? Spectateur et acteur à la fois, juge et exécutant ? Et pourquoi pas d’autres qui passent encore plus de temps aux cotés de ceux qui partent ? Pourquoi pas l’aide soignante qui fait la toilette de certains corps meurtris, ou l’infirmière qui hésite à donner un soin ne sachant plus s’il est légitime ? Que penser, que faire ? Qui a la compétence du juste ? Peut-il même y avoir un juste ?

Il m’a été enseigné que l’éthique était un objet fondamental de la philosophie et le questionnement sa principale méthode. Il est donc salutaire qu’ait lieu ce débat sur la mort assistée. Mais dans l’esprit d’un projet de loi concernant la maladie et s’inscrivant donc dans le droit, on ne peut faire abstraction des principes fondamentaux de notre République que sont la liberté, l’égalité et la fraternité.

La liberté exclue la contrainte, or la loi en est une par essence car elle régit des interdits et des obligations. Le droit à une assistance à la mort entraîne une contrainte d’exercice et modifie la relation soignant/soigné. Avec une obligation de résultat, à savoir la mort, alors même que l’obligation médicale n’est à ce jour qu’une obligation de moyens. Nous n’avons jamais été assuré de pouvoir guérir certaines maladies, mais nous devrions l’être de pouvoir mettre fin aux jours de certains. Serait-ce après l’abolition de la peine de mort le retour du crime légalisé ?

 

Nécessaire égalité

L’égalité doit être garantie pour tous car elle est l’un des fondements de la dignité, sous-entendant l’égalité d’accès à tous les soins et notamment les soins de supports et les soins palliatifs permettant déjà de répondre à l’angoisse de la souffrance. La sédation en phase terminale à visée antalgique et anxiolytique est régie par des recommandations de la Haute Autorité de Santé qui préconise d’avertir le patient de la possibilité d’une sédation irréversible si le contrôle de la douleur le nécessite. N’est-ce pas assurer une assistance à la mort dans la dignité ?

La fraternité n’est que l’expression morale du lien qui unit les êtres humains entre eux. Or, cette morale rapportée à une situation singulière unissant le soignant au soigné dans ces moments si intenses que sont la fin d’une vie ne constitue-t-elle pas à ce moment un principe éthique ?

Nous disposons déjà dans notre pratique de tous les éléments nécessaires permettant de répondre aux angoisses d’une « non assistance à personne en fin de vie », angoisse du soigné mais également angoisse du soignant. Pourtant, comme souvent, il est difficile d’observer ce qui nous est si intime et s’avère en pratique si difficile à décider et à mettre en œuvre. Prendre conscience de l’importance de ces approches possibles et nécessaires, les enseigner, les appliquer et les évaluer s’imposent à nous maintenant.

Peu de choses au final régissent la pratique des soins médicaux dans cette relation si personnelle et subtile que constitue le rapport entre le soignant et le soigné en fin de vie. Jusqu’au dernier souffle ces personnes vivent, et jusqu’au dernier souffle nous devons être préoccupés par leur dignité. Cela tient avant tout aux valeurs profondes que l’on honore dans les espaces de soins, aux conditions d’accueil de recueil et de suivi. L’enjeu est d’apaiser, d’écouter, d’accompagner dans les meilleures conditions possibles, de répondre aux angoisses, aux douleurs, aux maux de l’âme et du corps. En fait de demeurer présent à ce qui fait de nous des humains.

 

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