« Amour » : l’un et l’autre à l’épreuve de la maladie

Emmanuel Hirsch

Professeur d’éthique médicale, université Paris Sud

 

Amour, le film de Michael Haneke palme d’or du festival de Cannes 2012 sort sur les écrans cette semaine.

 

Il est dans l’intrigue de la maladie grave un redoutable défi à l’amour, témoignage d’une inconditionnelle fidélité qui s’efforce de braver les accablements et la tentation de renoncer, ne serait-ce que par épuisement. C’est persister ainsi jusqu’aux limites du possible, préserver une relation peut-être plus précieuse qu’avant, s’engager auprès de l’être cher à tout mettre en œuvre pour le protéger des violences indues, lui éviter la relégation et l’errance auxquelles on ne survit pas, ou alors si péniblement. Comment dans un corps à corps quotidien, une confrontation et une exposition qui n’épargnent rien, se maintenir présent, attentif à sauvegarder ce qui peut l’être encore d’un saccage inévitable ? Comment résister à l’envie de fuir, assumer les urgences et les contraintes ordinaires, demeurer soucieux d’un essentiel qui à chaque instant menace de s’estomper, d’être anéanti sans ne rien pouvoir y faire de satisfaisant ?

Se retrouver ainsi dans la position du plus proche, solitaire et comme impuissant dans un huis clos sans échappée possible, n’est-ce pas aussi devenir à certains égards complice d’un échouement et d’un désastre parvenus au seuil de l’inacceptable, de l’insupportable ? Au point d’être obsédé par la préoccupation d’y trouver une issue, sans pour autant abdiquer, y compris lorsqu’en désespoir de cause, recourir au geste ultime de la compassion constituerait le seul recours, la dernière expression d’une liberté revendiquée. Par amour et par sollicitude, pour que l’histoire d’une existence tissée de tant de complicité et de prévenance n’aboutisse pas à la pire des défaites. Cette forme de désaveu ou de méprise qui, à un certain stade, semble dénaturer les principes, les valeurs et les attachements pour lesquels on n’accepte pas de transiger.

Tels pourraient être caractérisées certaines observations de l’expérience redoutable et si personnelle de la maladie et de l’extrême dépendance qu’évoque avec tant d’intensité, de justesse et d’interrogations le film Amour de Michael Haneke.

 

Anne (Emmanuelle Riva) et Georges (Jean-Louis Trintignant) vieillissent dans une tendre connivence. Tous deux épris de musique et de littérature, ils savourent l’instant présent et la sérénité d’émotions simples, en retrait de l’immédiat. La maladie fait irruption un matin au cours du petit-déjeuner, à bas bruit, soudaine et incertaine, brève dans la première survenue d’un accident vasculaire cérébrale. Incrédules, ni l’un ni l’autre ne souhaiteraient y porter une véritable attention, la menace ne pourrait être que passagère, un impromptu en quelque sorte bien vite oublié. Anne retrouve sa conscience et ses facultés après cette éclipse. Georges aura été le témoin anxieux de cet étrange passage à vide au cours duquel Anne s’est figée, le regard fixe, absente, indifférente. Elle ne s’en souviendra pas… Et déjà la menace s’insinue, l’harmonie semble fissurée, la fragilité affleure avec ses équivoques et ses premières peurs. Progressivement plus rien ne sera comme avant. La confirmation du diagnostic nécessite une intervention chirurgicale entraînant de graves complications : Anne en sort hémiplégique. Après le temps d’hospitalisation qui l’a profondément meurtrie, son retour dans l’appartement marque de manière irrévocable la rupture d’avec le passé, et certainement le début d’un deuil fait de renoncements successifs et de dépouillement. Autant de pertes et de meurtrissures qui l’affectent dans la fibre de son être et abrasent sa volonté de vivre. Georges prend l’engagement, pour répondre à la demande insistante d’Anne, de ne jamais la faire à nouveau hospitaliser. Jusqu’au bout il s’en tiendra à cette loyauté à son égard, à ce pacte de non-abandon.

Leur espace familier n’est plus ce sanctuaire à l’abris du temps, propice à la vie de l’esprit et à cette douce complicité du parcours à deux dans une vieillesse paisible. La maladie pénètre de toutes parts, saccage et piétine l’intimité, rien n’y résiste. C’est l’inexorable progression dans la dépendance qui humilie et blesse les êtres. Une telle imposture défigure et révoque, condamnant à des postures et à des rapports si difficiles à assumer. En dépit de l’amour et de tant de soin apporté pour épargner l’autre, maintenir tant que cela est encore possible les quelques formes de la dignité, du respect et de la pudeur, la nudité des faits induit la sensation d’une violence sans échappatoire possible.

Georges s’acharne à maintenir les apparences d’un réel chaque jour plus pesant, douloureux, fragile voire inconsistant. Il refuse les conseils et les soutiens trop distants de ce qu’il ressent et sait de ce que doit signifier pour lui l’amour d’un engagement total. Solitaire, il s’enferme dans la logique d’un don de soi à l’autre, si vulnérable et plaintif dans cette lente dérive où se défait bribe par bribe l’histoire d’une vie. Étrange proximité déjà hors du temps, car la présence demeure avec des instants d’échange vrai, y compris sans que ne puisse s’exprimer une réciprocité dans un dialogue cohérent. Georges y décèle pourtant l’incandescence de la présence même subtile et énigmatique de celle qu’il aime, peut-être plus que jamais.

Comment comprendre l’attente profonde de l’être aimé qui s’étiole, se rétracte et se recroqueville dans les derniers instants de sa vie ?  Quel sens conférer à la poursuite d’un soin, à la résolution de vouloir nourrir l’autre même lorsqu’il s’y refuse, et comprendre au-delà de ce qui semblerait une plainte (« mal, mal, mal… ») le dernier appel formulé par un vivant qui souhaite que cesse l’insupportable ?

Dans Amour, Anne et Georges incarnent avec une troublante simplicité l’évidence de ces relations qui persistent et se reconstituent autrement dans la confrontation à mains nues avec la maladie chronique, ces circonstances auxquelles rien ne prépare. Épreuve radicale qui nous dépouille de la moindre certitude et semble s’insinuer, sans qu’aucune initiative crédible ne puisse y faire obstacle, dans l’intimité des êtres ainsi martyrisés jusqu’à leur disparition.

Faute de mieux et pour différer avec de pauvres moyens le constat du désastre, c’est à tâtons que chacun tente d’explorer les sentines sinueuses dont on ignore vers où elles mènent. L’espoir s’amenuise jour après jour, d’accommodements en réaménagements, de concessions en sacrifices, de renoncements en oublis.

Amour évoque la solitude et la déperdition dans la maladie au long court, l’épuisement et le renoncement dans ce lent dépérissement. Ce film nous interroge sur le sens d’une relation d’amour et d’une présence bienveillante, soucieuse de partager jusqu’aux limites du possible des instants que l’on sait rares, éphémères car ultimes, auprès de celui qui est malade et peut mourir. Au terme d’une avancée dans les profondeurs d’une nuit qui opacifie les derniers repères, dans un troublant moment de tendresse et de désespoir Georges achève la partition de ce parcours dans la maladie sur un geste de soulagement, de délivrance, d’euthanasie. Peut-être s’agit-il simplement d’un acte d’amour et ne conviendrait-il pas d’en dire davantage… Mais au-delà d’un acte dont on parvient à saisir la signification, n’importe-t-il pas aussi de tenter, ne serait-ce qu’un instant, de comprendre mieux les enjeux et les urgences que sollicitent les réalités humaines et sociales de la maladie chronique ? Ne peut-on envisager autrement nos responsabilités auprès de la personne malade et de ses proches ? Elle aspire à être reconnue dans le droit de vivre dans la dignité une vie malade, y compris lorsqu’au terme de son cheminement le choix personnel de ne pas aller plus loin doit être respecté.

 

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