Le choix du suicide assisté

Emmanuel Hirsch

Professeur d’éthique médicale, université Paris-Sud.

 

En salle le 19 septembre, le film Quelques heures de printemps intervient dans le contexte si sensible des controverses sur la fin de vie. François Hollande a souhaité une concertation nationale à ce propos en juillet dernier.  Elle devra lui permettre de décider si la société française apporte aujourd’hui les réponses les plus justes aux enjeux de dignité et de solidarité auprès de celui qui meurt.

 

Yvette Evrard mène une vie ordinaire dans son pavillon de banlieue. Solitaire, secrète, taiseuse, son existence est rythmée par les tâches du quotidien, ses rencontres autour d’un café et d’un puzzle avec un voisin. Alain, son fils, vient perturber l’ordonnancement si méticuleux de son existence. Chauffeur routier, il a été incarcéré plusieurs mois pour trafic de drogue. Il revient vivre à la maison, le temps de retrouver ses marques. Comme sa mère, Alain ne sait pas trouver les mots qui permettent d’aller à la rencontre de l’autre. La relation est complexe dans ce contexte difficile, marqué du souvenir d’un père qui les a soumis l’un et l’autre à une violence s’insinuant encore entre eux. Cette chronique d’une intensité et d’une justesse bouleversantes évoque la solitude et l’incommunicabilité, ces sensations d’isolement et d’enfermement qui avivent une attente intime, si douloureuse, que par pudeur et pour se protéger on renonce à l’exprimer.

Yvette est atteinte d’un cancer avec désormais des métastases au cerveau. À aucun moment la maladie n’entrave pour autant son ordinaire. Elle se rend simplement à des séances de radiothérapie et n’en fait pas une affaire. D’une manière inopinée, Alain ignorant encore la gravité de l’état de santé de sa mère découvre qu’elle a adhéré à une association proposant en Suisse le suicide assisté. Sans qu’il ne prenne jamais position il en parle en peu de mots avec Yvette. Elle se contente de lui confier avec une certaine gêne que le moment venu elle pourrait effectivement souhaiter en finir ainsi.

 

« Sa démarche n’est pas militante »

À la suite d’une IRM, le médecin leur annonce que les traitements sont désormais vains. Dès lors quelle sait que sa maladie évoluera avec des conséquences à brève échéance sur sa capacité de décider, Yvette préfère anticiper une mort inéluctable. Elle refuse la proposition de son médecin de bénéficier de soins palliatifs. Yvette ne se rendra pas en Belgique, aux Pays-Bas ou au Luxembourg, ces trois pays européens qui ont légalisé l’euthanasie, mais en Suisse où le suicide assisté est accepté sous certaines conditions. Sa démarche n’est pas militante. Elle lui semble s’imposer, naturelle en quelque sorte, comme allant de soi. Intime, une affaire qui la concerne, et personne d’autre.

À aucun moment le film ne héroïsera sa position, il ne sera jamais question d’une mort propagande. Ce à quoi aspire cette femme d’un certain âge c’est de vivre fidèle à ce qu’elle est jusqu’au bout, reconnue et respectée. Alain le comprend, son voisin et son médecin également. Leur acceptation tacite de la position adoptée par Yvette témoigne d’une considération à son égard, sans inutile compassion. Rien ne nous indique toutefois qu’eux-mêmes ne se soient pas interrogés profondément sur les motivations de sa décision, et ne lui en aient pas parlé. Mais tel n’est pas le propos du film.

 

Reprendre l’initiative sur la maladie

La séparation avec son voisin impressionne par sa simplicité, sa limpidité. Ils ont peu de choses à se dire, si ce n’est qu’ils ont été heureux de ce long temps passé entre « bons voisins ». Rien de plus, aucun mot de trop, même si le trouble les surprend au moment du baiser qu’ils échangent avant de reprendre leur goûter…

À aucun moment il ne sera fait référence à l’euthanasie, au recours à l’injection létale par un tiers dans l’anonymat d’une chambre d’hôpital. La démarche de Yvette est assumée en dehors de toute référence à un  médecin.  Elle n’a rien de médical et de médicalisé, et ne renvoie qu’à des considérations humaines, à des valeurs personnelles. On peut même admettre que Yvette a souhaité démédicaliser sa fin de vie, reprendre en quelque sorte l’initiative sur la maladie. Cette décision n’est néanmoins pas exempte de souffrance et de non-dits. Recroquevillée sur son lit après l’annonce de l’inéluctable progression de la maladie, elle exprime dans ses sanglots son désarroi, son impuissance et tant de désespoir face à la mort. Alain en est le témoin. De sa chambre, il entend sa mère qui pleure et ne saura pas la consoler.

Yvette referme à bas bruit l’album de sa vie, range une dernière fois ses affaires, et nous avons l’image de ce pavillon de banlieue qui s’immobilise dans l’obscurité et le silence la veille du départ vers la Suisse. Alain accompagne sa mère, il ne l’abandonnera pas et sera présent jusqu’à son dernier souffle. Que se diront-il au cours de ce voyage vers ce chalet de montagne où Yvette achèvera son existence ? Peut-être que par pudeur ou pour s’épargner une confrontation intérieure trop douloureuse, Yvette ne souhaite pas en dire davantage. L’essentiel sera à peine murmuré dans l’émotion d’une étreinte avec Alain avant l’assoupissement et la mort. Ce moment d’intimité est le leur, il n’a pas été annexé par la technicité médicale. Yvette vit jusqu’au bout ce qui semble représenter, pour elle, un temps de liberté et peut-être de libération. Paradoxe toutefois soulevé par le film : à supposer que le suicide soit l’expression d’un acte libre de la part de Yvette, il n’en n’est rien pour Alain qui doit « faire avec » ou alors renoncer à accompagner sa mère, l’abandonner définitivement.  Certains considèreront que la volonté de l’un annexe la liberté de l’autre.

 

« Discrètement, sans éclat, pudiquement »

Yvette affirme que son choix du suicide assisté représente peut-être pour elle la seule véritable décision qu’elle aura prise dans sa vie… Choisit-elle pour autant ? Son suicide est-il l’expression de sa liberté ou alors celle d’une revanche à prendre sur son existence ? Est-elle aussi libre qu’elle le prétend ? Du reste cette question est évoquée par Alain. Elle lui répond qu’elle peut changer d’avis jusqu’au dernier moment. Yvette paraît surtout très conditionnée, très enfermée dans une vie solitaire qui peine à trouver du sens. Le film évoque ainsi tous les moments ratés, les « je t’aime » qui n’ont pas pu être exprimés au bon moment entre elle et son fils, elle et son voisin … Peut-être que si Yvette avait osé partager sa vérité personnelle, évoquer ses sentiments, une autre histoire aurait pu s’écrire. Sa disparition du monde aurait pu être autre, différemment accompagnée.

Dans ce film, tout se fait discrètement, sans éclat, avec pudeur. Le suicide assisté est filmé avec retenu, d’une manière distante, sobre, sans parti-pris.

Le suicide assisté ne constitue pas pour autant le thème majeur du film, mais apparaît comme une forme d’aboutissement et de conclusion de ces trajectoires d’existence qui se rencontrent et se réunissent au point ultime de l’existence. Yvette n’envisage pas sa mort préoccupée d’une conception philosophique de la dignité. Elle aspire en toute simplicité  à achever une existence conforme à ses principes, à ses attachements, aux quelques valeurs fortes qui lui ont permis de braver les vicissitudes du quotidien.

En fait ce film nous interroge à titre personnel, au plus profond de ce que nous sommes. Que penser du choix de Yvette et de l’attitude de Alain ? Qu’aurions-nous fait à leur place ? On comprend mieux qu’aucune réponde unique ou systématique ne s’impose dans un contexte si personnel et face à tant de vulnérabilités cumulées. Le grand mérite du réalisateur est certainement de nous permettre de saisir la  complexité de ces parcours que, trop souvent, la médiatisation d’événements excessivement dramatisés semble ramener à des évidences simplificatrices. Il ne saurait s’agir d’être « pour ou contre » mais de s’efforcer de comprendre ce que signifie le choix que soutient Yvette, en quoi il interroge nos solidarités, nos indifférences ou ces discours revendicatifs qui prônent aujourd’hui le modèle d’une mort médicalement assistée, qui, en tant que telle, serait plus digne que d’autres approches de la fin de vie.

 

Un témoignage de vie

Quelques heures de printemps ne défend pas une position idéologique, une certaine idée ce que serait idéalement une bonne façon de mourir. Telle n’est pas son ambition. Il évoque une destinée individuelle et nous permet de comprendre combien l’approche et les conditions de la mort s’avèrent, complexes, intimes et en fait toujours singulières. Elles tiennent pour beaucoup à ce qu’aura été pour la personne son rapport à la vie, sa relation aux autres. Il s’agit donc davantage de proposer un témoignage de vie, qu’une réflexion sur la mort. Aucun plaidoyer pour une certaine conception de la mort dans la dignité mais la chronique d’un parcours de vie assumé jusqu’à son terme..

Le 17 juillet dernier, François Hollande a confié à Didier Sicard une mission de réflexion sur la fin de vie. Nul doute que ce film constituera un apport significatif à la concertation nationale voulue avec courage par le président de la République. Il s’agit bien de savoir si notre démocratie est à la hauteur de ses responsabilités et de ses obligations auprès de celle ou de celui plus vulnérable que d’autres face à la mort.

 

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