Continuer à vivre envers et contre tout

Chantal Lamic

Auteur de Le Pari d’un ange, les éditions Amalthée

 

Dans la révolte, il y a une affirmation de la dignité

 

Nous tournons tous le dos au malheur, en quête du bonheur. Ce qui est important, c’est la quantité de bonheur que l’on peut tirer d’une vie. La lucidité est de savoir que demain, cela peut nous être ôté.

La naissance d’un enfant désiré est toujours le fruit des jeux de l’amour et du hasard. A l’écart de tout dessein, d’une recherche orientée, le hasard nous a attribué un ange : Anne, le 9 mai 1977.

De nos jours, avec l’accès à la contraception, la demande consciente d’avoir un enfant va s’assortir d’un projet social. Cette obligation aggrave le côté tragique du désir d’enfant. En effet, une mère doit présenter au père et à la société un enfant idéal qui soit conforme à la demande de cette société. L’enfant quitte la nuit utérine, vers la lumière, il est impératif qu’il soit parfait.

Dès les premières minutes mon instinct de mère « sait »

À la naissance d’Anne, son père et moi avons ressenti un malaise indescriptible, une intuition. Je l’ai couverte de baisers, mais dès les premières minutes mon instinct de mère « sait ». Il a ressenti la différence. Je mesure sa vulnérabilité, je lui promets de veiller sur elle toute ma vie et de l’aimer encore plus fort.

Notre petite Anne est née polyhandicapée, atteinte d’une atrophie cérébrale.

Je me tiens devant elle avec cette appréhension maladroite que l’on réserve à la fois au mystère et au sacré.

Je mesure l’immensité de la tâche qui m’attend.

 

La mettre au monde chaque matin

Il faut l’apprendre, reconnaître ses signaux, la respecter avec ses différences. Ses petites singularités me sont devenues familières. Chaque jour, je lui ai insufflé la dose d’amour nécessaire à la vie.

Nous sommes passés par toutes les étapes : celle de l’inquiétude, du doute, des examens complémentaires, du diagnostic.

Pendant trente-trois ans, j’ai eu l’impression de la mettre au monde chaque matin. Il a fallu continuer à vivre envers et contre tout, vivre « debout » malgré son handicap, les contraintes qu’il représentait et les tâches qu’il impliquait. Cela ne se peut sans le déploiement d’une énergie ignorée, mise à jour par la nécessité qui pousse à aller au meilleur de soi, en même temps qu’une grande révolte.

Dans la révolte, il y a une affirmation de la dignité, de la liberté et d’une décence de vie, pour révéler la singularité de chaque être au-delà de son apparence.

Elle nous a toujours répondu par son immense douceur, sa gentillesse, ses petits sourires en coin. Elle n’a renvoyé que de l’amour, elle nous a fait partager sa sensibilité.

Elle ne connait pas le mal, elle est parfaite.

Nous communiquons par notre ressenti mutuel. Il faut savoir saisir la trace de l’invisible sur le visible, autrement dit l’expression morale ou psychologique de son âme, exposée dans un sourire, ou révélée par un geste, un regard.

Pourtant elle ne progresse pas. Elle se contente d’émettre des petits bruits, ne gazouille pas, n’attrape toujours rien, ne se tient pas assise. Il n’est pas question d’envisager « les quatre pattes », elle s’écroule. Je passe mes journées à lui donner envie en même temps que de lui apprendre à marcher.

Elle ne sait pas embrasser. Le baiser n’existe pas pour elle, il est volé à tout jamais !

 

 

Sortir de l’ombre et du silence

Le polyhandicap et la mort certaine d’un enfant génèrent le sentiment de l’absurde, ils sont inacceptables.

Comment vivre au jour le jour en continuant à la solliciter tout en sachant que ses progrès seront forcément très limités ?

Comment annoncer petit à petit à ses frères que « la petite sœur » ne sera jamais comme les autres ?

Comment présenter sa maladie à la famille, aux amis ?

La première crise d’épilepsie marque le début d’innombrables consultations et séjours à l’hôpital de la Timone à Marseille.

Nous avons la chance de tomber sur un médecin brillant qui allie l’intelligence du cœur à la compétence et au bon sens. Il se limitera à lui administrer un traitement antiépileptique, et des gammaglobulines pour la protéger des infections. D’un commun accord, nous décidons de toujours privilégier son confort de vie. Les progrès devraient être infimes et son intellect ne suivra pas. Il n’est pas nécessaire de s’acharner dans un jusqu’au-boutisme ridicule et parfaitement inutile.

Elle est comme une toupie dont le seul point d’équilibre serait l’amour, s’il venait à manquer, ce serait la chute.

Nous lui avons fabriqué un petit nid douillet, un petit univers, son petit monde. Elle a sa place à part entière dans notre famille, mais pas plus que ses frères, elle ne prend pas toute la place. Nous l’aimons tous de tout notre cœur, de toutes nos forces.

Avec elle, j’ai appris l’essentiel. Ce qui caractérise sa vie est l’équilibre, l’harmonie. Elle est l’objet de soins journaliers indispensables, mais par-dessus tout, elle réclame la régularité d’un immense amour. Cet étayage affectif est l’eau et le pain quotidiens qui la maintiennent en vie.

Elle est comme une toupie dont le seul point d’équilibre serait l’amour, s’il venait à manquer, ce serait la chute.

Cette prise en charge quotidienne 24h/24h est très lourde.

Nous avons besoin de vacances, nous ne les négligerons pas et c’est avec l’inconscience de notre jeunesse que nous partons en camping-car, en emportant nos rêves et notre curiosité d’ailleurs, notre envie de découvrir et de faire connaître d’autres lieux, d’autres visages à nos enfants.

 

A bras le corps

Au retour, Il faut continuer à se construire malgré les épreuves, ressentir une sérénité, une plénitude à force de travail sur soi-même. La continuation ne se peut sans un secret tapi en chacun d’entre nous. Personnellement, c’est l’appétence pour la vie. Quelle meilleure preuve d’appétence pour la vie que la vie elle-même ? C’est ainsi que nous attendons notre quatrième enfant.

Sa maladie est un fait, la garder à la maison est un choix, mais il n’est jamais passé par l’obligation, pour moi, de rester « attachée » à son lit. Il a fallu franchir une étape supplémentaire et oh combien douloureuse, celle d’apprendre petit à petit à la laisser seule et couper un autre cordon ombilical.

J’ai dû m’y résoudre pour ne pas être réduite en esclavage, pour ne pas vivre à l’étroit. Cette façon d’agir est bénéfique. Je profite de ces petits moments pour souffler, rencontrer des amies, faire un peu de sport et revenir vers elle en pleine forme. Si j’attrape la vie à bras le corps, je peux m’occuper d’elle à bras le corps !

Tout le monde en profite, cela allège le fardeau de son handicap et empêche le désespoir.

Plus tard, s’ébauchera une autre évolution, celle de voyages plus lointains, rupture avec le train-train journalier, mais aussi la recherche de cultures différentes; le voyage passe par le regard.

Les années passent, ses frères et sa sœur grandissent et nous devons encore penser à leurs vacances et aux nôtres. La seule possibilité d’hébergement existante et adaptée est l’hôpital psychiatrique de Laragne. Nous tentons cette expérience difficile, mais nécessaire. Nous devons nous conditionner, apprendre à nous séparer pour se préserver. Cela ne va pas sans une dose d’égoïsme, je la crois légitime après tant d’abnégation.

Il n’existe aucune autre structure susceptible de l’accueillir. Il faut reconnaître la difficulté à évoquer un voyage en sachant que la première étape est un hôpital psychiatrique.

Plus tard, s’ébauchera une autre évolution, celle de voyages plus lointains, rupture avec le train-train journalier, mais aussi la recherche de cultures différentes; le voyage passe par le regard.

Anne évolue à son rythme, sa pathologie neurologique s’aggrave avec des épisodes de coma et d’hyperthermie.

 

Rupture

Un dimanche, son père décide d’entreprendre son dernier voyage, acte libérateur ressenti comme une délivrance d’un fardeau trop lourd à porter. Ses problèmes professionnels et l’existence d’Anne avec les soucis engendrés par sa maladie, les angoisses de la voir souffrir et de la perdre, le submergent d’émotions pour lesquelles il n’était pas préparé. Mais il a fait face pendant trente et un ans… Et puis…

Cette rupture, malheureusement, il la voulait définitive… Mais ce jour-là je suis rentrée plus tôt que prévu.

Il retrouvera goût à la vie ; cela prendra trois ans !

Désormais, il est à la retraite.

Son omniprésence l’oblige à passer plus de temps avec elle et la vision de son handicap évolue. Avant, il la voyait, mais ne la regardait pas vraiment.

La webcam, c’est le regard qui regarde le regard.

C’est alors qu’il se décide à créer un site internet pour la mettre en lumière et donner la parole à ses silences. Il l’appelle doudouworld.com et installe une webcam dans sa chambre : « Comme elle ne peut aller vers les autres, alors ce sont les autres qui viendront à elle. »

Pour qu’elle puisse être reconnue, sortir de l’ombre et du silence et vivre un peu à travers le regard de tous, c’est  Le Pari d’un ange.

Si l’on gagne sur la reconnaissance de sa personne, on gagne tout ; si l’on perd, on ne perd rien.

Gageons donc !

La webcam, c’est le regard qui regarde le regard.

Cette rencontre est une façon d’apprivoiser ce qui fait peur, de s’approcher au plus près de l’inconnu, de l’étrange, en prenant de l’intérêt pour l’autre avec empathie, en respectant sa dignité.

Cette altérité fait appel à la curiosité exigeante qui s’apparente au désir de connaissance, voire de reconnaissance, c’est la volonté de comprendre, qui cherche du sens et débouche sur la tolérance et le respect, parce que synonyme d’éveil et d’attention portée au monde qui nous entoure. C’est montrer l’extraordinaire de cet ordinaire, c’est donner à l’image les moyens de reproduire du possible et non pas de fantasmer.

Savoir ne va pas sans voir.

L’image est humaine, car prisonnière du corps et de la sensibilité dont il procède. La webcam c’est préférer la réalité à l’apparence et céder sur le paraître au profit de l’être.

Cette initiative a suscité une polémique médiatique. Après quelques années, si l’on dresse le bilan, on constate que Le Pari d’un ange est gagné.

 

Notre petite Anne a rejoint les étoiles au printemps 2011, à l’âge de 34 ans.

 

1 comment to Continuer à vivre envers et contre tout

  • normand

    ces enfants sont parmi nous.
    A nous de les rendre visibles à la réalité,
    pour un droit de regard qui ne soit pas qu’un droit à image.

    Merci à ces parents, qui nourrissent ceux que je côtoie tous les jours dans mon métier. Ce combat est celui journalier de tous les proches qui s’attachent à mettre et remettre au monde ceux que le monde voudrait voir disparaitre, sans faire d’histoire.

    Si on peut comprendre la portée du sens qu’ils portent dans notre humanité, alors on se demande bien de quoi débattent ceux qui mettent la fin de vie dans un électorat présidentiel, lorsque la vie des plus humbles doit s’exposer pour montrer leur existence, lorsqu’on parle des désirs de mort sans même avoir entendu tous ces désirs de vie portés on ne sait comment par une responsabilité qui n’est pas une responsabilité de pouvoir, mais une responsabilité singulière qui fait de chaque vie un être citoyen du monde, dont l’autonomie ne dépend que de ce qu’on leur propose , des ressources que la politique du vivre ensemble laisse à notre disposition.
    Si la faille du système de nos sociétés s’agrandit, tant mieux! j’ai toujours dit qu’un grain de sable peut enrayer les plus belles horlogeries et que toutes ces personnes malades, handicapés constituent des grains de sable qui proposerons dans ces failles , d’autres rouages à l’horlogerie du monde.

    Qui font déjà entendre leurs spécificités à travers ces maladies neurodégénératives qui font évoluer la manière dont les professionnels de santé doivent aborder la vulnérabilité, pour un basculement de nos ressources au profit des personnes qui en ont besoin et non la fabrication d’un système de santé qui incarcère et force les « patients » à entrer dans un cadre sécuritaire qui étouffe la vie au lieu de servir une liberté d’être solidaire.

    Si les droits des patients sont une justice, il n’y a que dans un regard éthique qui ouvre le chemin vers ces droits , pour que les droits ne soient pas un privilège mais un accès pour tous, quel que soit leur état de dépendance.
    Si la justice signifie quelque chose, c’est bien pour rétablir une inégalité de chance et non pour profiter à ceux qui s’octroient tous les droits y compris celui de condamner toutes les compétences et rendre caduques tout effort à aimer ces êtres qui valent la peine , de ne pas rendre la vie uniforme mais en relief et en couleurs, ces êtres qui rendent à la vie ses montagnes et ses torrents plutôt qu’un terrain plat, morne, tracé à la règle, qui rendent à la vie ce mouvement d’apprendre toujours de la vie, plutôt que d’en tout savoir.

    Marche petit homme , marche petite biche dans ton bois, plein d’étoiles, parce que c’est grâce à ça que le soleil brille tous les jours .
    Le soleil a rendez vous avec la lune, mais le soleil ne le voit pas!!!!