« Comme un déchet » : Enchaînement absurde mais banal sur France 2 autour de la personne malade économiquement non productive

Catherine Ollivet

Présidente de l’association France Alzheimer 93

Benjamin Pitcho 

Avocat à la cour (Paris), maître de conférences en droit privé, Université Paris 8

 

Membres du Conseil exécutif de Plus Digne la vie

 

 

Jeudi 12 janvier 2012, à l’écoute du journal télévisé du soir sur France 2, les nouvelles, forcément mauvaises, s’égrènent : l’Afghanistan, les centrales nucléaires et leurs risques éventuels d’augmentation des leucémies, etc.

Le journaliste enchaîne ensuite avec les informations économiques et financières, du même acabit : 3 minutes sont consacrées aux déboires de la banque britannique RBS, qui va supprimer 3500 emplois, puis est présenté le plan social d’Air France qui annonce le gel des embauches et des salaires, avant la diffusion d’un reportage sur l’envolée du prix des jus d’orange. Réel inventaire à la Prévert du « malheur » qui frappe tous et chacun.

 

Entre les deux, le présentateur prend cependant le temps d’annoncer un reportage bouleversant. Un homme de 83 ans ayant aidé à mourir sa femme atteinte d’arthrose et de dépression, aux souffrances insupportables, est aujourd’hui poursuivi pour homicide volontaire et non assistance à personne en danger.

Le vieil homme serein, à la voix paisible, raconte comment il est allé chercher les « médicaments pour ça » qu’il avait mis de côté, et les a donnés à sa femme. Et comment il l’a sereinement regardée mourir à côté de lui pendant un quart d’heure. Sa voix ne s’échauffe que pour réclamer une loi sur l’euthanasie. Puis il réclame aussi qu’un médecin l’aide à mourir après, plus tard, parce qu’il se sait atteint d’une maladie de Parkinson et ne veut pas finir « comme un déchet ».

 

Après cet interlude de 2 minutes, étrangement incongru au milieu d’informations financières, sans aucun commentaire spécifique, le journaliste reprend le fil que l’on ne croirait pas même interrompu des informations financières. Et c’est encore une « mauvaise nouvelle pour les porte-monnaie puisque le jus d’orange a augmenté en un an de plus de 10 % ». Cruauté de la vie de rendre la disponibilité du jus d’orange aussi difficile.

En dehors de tout jugement sur la décision de cet homme, en principe partagée avec elle, d’aider sa femme à mourir, l’étrangeté du déroulé de ce journal télévisé est frappante : comment un rédacteur, a-t-il pu autoriser cet enchaînement choquant et absurde ?

S’agit-il d’un journaliste militant pour une dépénalisation de l’euthanasie, qui souhaiterait comparer l’amertume de la situation du vieil homme à l’acidité du prix du jus d’orange ? Tout placer sur un même niveau d’importance permet, nous le savons, de rendre plus supportable des choses qui, présentées différemment, ne peuvent que susciter la stupéfaction. D’autant que, à rebours de l’unité théâtrale, le drame s’est déroulé en novembre. Rien ne semble donc justifier d’une part sa présentation en janvier et d’autre part son insertion spécifique entre différentes informations financières.

 

Passé le mouvement viscéral de refus et le moment de sidération, une telle place surprend pourtant déjà moins.

Le reportage trouve parfaitement sa place dans une analyse économique. Ces vieux malades, qui demandent eux-mêmes la mort, choisissent de se décrire comme « déchets ». Ils coûtent si cher à maintenir en vie et n’ont plus aucune utilité productive.

Nous sommes enfin parvenus à un moment de l’histoire dans lequel l’homme peut être produit, puis analysé dans sa stricte utilité économique. Partant, s’il est inutile, il constitue un « déchet » qu’il n’est pas aberrant d’éliminer.

Car combien de frais sont engagés afin de permettre un tel maintien en vie ? Combien de personnes travaillent directement pour les soins d’un individu devenu une charge sociale, et combien encore travaillent pour financer ceux qui le maintiennent dans son inutilité ?

 

Leur offrir une mort tranquille constituerait alors presque, une mesure de salubrité publique, voire une chance gracieuse à saisir.

 

Plusieurs fois par an cependant, quelques faits divers relatent le drame d’un mari qui tue sa femme atteinte par la maladie d’Alzheimer puis se suicide. Ces actes sont désormais regroupés sous le vocabulaire de « meurtre-suicide » de désespoir, tel que celui encore commis, il y a quelques jours, près de Charleville dans les Ardennes.

Il n’est pas nécessaire de s’étendre plus longuement sur la charge énorme, maintes fois relatée  que peuvent représenter au quotidien, l’accompagnement et les soins donnés par les conjoints des personnes atteintes d’une maladie d’Alzheimer ou d’une maladie apparentée. Ces épreuves peuvent ainsi mener certains aidants isolés à des états d’épuisement moral et physique tels que la mort ensemble peut leur paraître parfois constituer la seule issue.

 

En 2008, une étude de la Délégation aux victimes du Ministère de l’Intérieur, recensait treize homicides dans lesquels la maladie d’Alzheimer de la personne tuée était authentiquement identifiée. Neuf auteurs de l’homicide se sont suicidés et trois ont tenté de le faire. Un seul est allé se livrer à la police sans attenter à ses jours. Les personnes malades tuées sont toujours des femmes.

Dans ce reportage télévisé au contraire, peut-on clairement identifier une maladie terrible dont les douleurs physiques sont insupportables ? Il faut songer au message – et sa violence –délivré aux centaines de milliers de personnes atteintes d’arthrose ou de la maladie de Parkinson, assises face à leur télévision devant une chaîne nationale, qui ont ainsi appris que leur vie ne méritait pas d’être vécue.

Parmi toutes les mauvaises nouvelles économiques, ils savent dorénavant qu’ils ne constituent plus qu’un poids financier insupportable dans une société en dérive pour laquelle il n’est pas vraiment choquant qu’un joueur de football gagne en un mois 58 années de SMIC, alors qu’un malade de Parkinson, n’est qu’un « déchet » trop coûteux qu’il faut balayer.

 

Ne soyons pourtant pas dupes d’une telle logique. À s’y complaire, il viendra un jour où le soit disant bénéfice de cette fin de vie médicalement assistée et de ces « médicaments pour ça » sera remis en cause. Car, finalement, pourquoi la société devrait-elle avoir à payer pour éliminer un « déchet » ? La diminution régulière du nombre d’actifs ayant à financer les retraites et les soins aux personnes âgées malades pourraient rendre cette idée insupportable et, demain, chacun devra financer sa propre élimination.

Interrogeons-nous sur le sentiment de ces malades qui en sont réduits à se qualifier eux-mêmes ainsi. Ce n’est pas la maladie qui impose une telle appellation car l’individu fragilisé, quel que soit son état, doit continuer à être regardé avec toute la considération qui lui est due.

 

En arriver à se traiter de « déchet », c’est faire du regard social sa propre analyse. Et la violence ne réside pas tant dans le reportage de France 2, ni sa place dans le contenu rédactionnel, mais bien dans une société qui ne trouve même plus à s’ébaubir (a minima) ou s’indigner (normalement) qu’une personne, parce qu’elle est malade et économiquement non productive, puisse se traiter de « déchet ». Il nous incombe à tous d’agir pour que jamais une personne, quel que soit état, puisse se penser en « déchet ».

Car euthanasie ou non, c’est ici que git alors l’échec de notre projet social.

 

2 comments to « Comme un déchet » : Enchaînement absurde mais banal sur France 2 autour de la personne malade économiquement non productive

  • normand

    remettons la fierté au goût du jour!

    au delà du sentiment de dignité bien aléatoire et soumis aux contingences externes, il faut se souvenir d’une seule chose, c’est qu’apprendre la fierté de vivre est bien plus important parce qu’elle n’a pas besoin du regard des autres pour oser vivre.
    C’est ce qu’on devrait apprendre à nos enfants, apprendre et réapprendre à chacun de nos patients. La fierté n’est pas l’orgueil, il y a une nuance de taille entre les deux. La fierté est personnelle et intime, l’orgueil dépend du regard des autres. Il compare, alors que pas un de nos patients sont comparables!!
    S’il est difficile de ne pas être atteint par la propagande suicidaire d’un état de crise,lorsque l’adversité de la maladie nous frappe, il faudrait tout au moins tenter de graver autre chose que ces entraves , donner un autre modèle d’être, se dégager des phrases acerbes et des mots morbides, les considérer comme  » déchets » de l’adversité.

    Parce qu’apprendre la fierté, en particulier pour les proches des personnes malades, mais aussi pour les professionnels, c’est apprendre la liberté et apprendre la liberté, c’est de se servir de ces déchets accumulés comme de la possibilité de se sortir du trou ( c’est l’histoire de l’âne au fond du puits qui se reçoit des pelletées de terre sur le dos qui voudraient l’enterrer et qui s’en sert pour sortir du trou), apprendre à se servir des immondices pour s’en servir comme tremplin à sauter les obstacles et se servir de l’adversité pour continuer son chemin, c’est apprendre à marcher sur des cendres sans jamais se faire ensevelir par elles, c’est cela simplement que nous apprend le deuil insoluble dans la vie; vivre c’est marcher adroitement et avec l’intelligence de ne retenir que ce qui nous porte plus loin, ce qu’on appelle le meilleur.
    Nous ne pourrons apporter une certaine liberté à nos patients que si nous le sommes un tant soit peu. Savoir dire aux malveillants, poussez vous! vous êtes en travers de notre chemin, est essentiel, ça fait partie du voir plus loin que l’indignité, s’ouvrir au champ infini d’une possible liberté.
     » que la liberté de l’autre soit » passe par la liberté de soi, de ne pas s’arrêter aux échecs , de ne graver dans sa mémoire que les choses qui grandissent et passent les obstacles .
    se laver de toute cette indignité qui nous colle à la peau, c’est aussi ne pas s’arrêter à la douleur d’une situation tragique, c’est aussi voir la joie et la fierté de ne pas se laisser écraser par elle, c’est ne pas confondre la personne dans son tragique, c’est voir tout ce qui l’élève au dessus de sa condition de malade,d’ handicapé ou de personne en fin de vie, c’est nier l’impact de l’absurdité du mal, et déjouer les plans du malheur.
    Si nous devenons capable d’avoir ce regard portant sur la personne malade, alors nous aurons gagné.
    La chaine sociale qui nous lie aux autres dans la société, ne sera plus ses chaines asphyxiantes et entravantes de la violence, qui provoque un autisme grandissant mais plutôt un lien social de fierté et de joie de rencontre de vivre ensemble nos différences, jusqu’au  » hors-norme », jusqu’à cette improbabilité surprenante dont savent faire preuve nos plus grands malades de relever le défi de la vie, de relever ce défi de la grande vulnérabilité si commune à nos sociétés humaines.

    V. Normand kiné au nom du collectif des p’tits bondynois.

  • Bonjour
    Les personnes âgées peuvent nous apporter et nous apprendre beaucoup, et malheureusement on l’oublie trop souvent !!
    Ils ont été nos parents avant d’être classés comme « résidents » dans une maison de retraite.
    Il faut bien dire que la dure réalité routinière dans un établissement est le manque de personnel inquiétant et qui en subit les conséquences ? Les personnes âgées ! C’est inadmissible.
    Les conditions de vie peuvent devenir intolérable dans dans certains établissements, (je le lis beaucoup sur internet)
    Aussi je vous écris cet article pour insister sur le fait qu’il faille continuer, surtout nous soignants, de considérer les personnes âgées comme des êtres humains, de les respecter, de leur apporter le maximum de bien être, de les aider et de les écouter.
    Ne pas oublier qu’un jour ce sera notre tour.
    Brigitte,auteur du guide gratuit »quel avenir pour nos aînés? »
    Informations pratiques sur:http//personnesagees.membractif.com

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