« À la vie, à la mort » : Au tribunal de l’éthique

Emmanuel Hirsch

Professeur d’éthique médicale, université Paris-Sud, Président du Collectif Plus digne la vie

 

«  Avec sensibilité et retenue  »

France 2 a diffusé le 7 février 2012 un remarquable documentaire de Anne Georget À la vie, à la mort consacré à un homme de 53 ans atteint d’un locked-in syndrom consécutif à un accident vasculaire cérébral.

Poignant d’intelligence et de justesse, ce reportage suit le séjour de cette personne et de ses proches à l’Hôpital Maritime de Berck. À la suite de la phase de réanimation intensive et après avoir été hospitalisée dans une autre structure de soin, c’est en effet dans cette institution de rééducation qu’elle est accueillie. Tétraplégique, trachéotomisé, dans l’incapacité de s’exprimer autrement qu’avec le mouvement d’une paupière, ayant le sentiment à un moment donné qu’aucune évolution favorable n’est envisageable, cet homme sollicite l’équipe pour qu’elle ne prolonge pas son existence.

Avec sensibilité et retenue, la caméra de Anne Georget suit au jour le jour ces moments intenses des visites de la femme et des deux filles de ce monsieur qui échangent et n’évitent jamais d’aborder les questions essentielles, souvent émouvantes et douloureuses. Nous partageons ainsi des moments rares et saisissons en finesse les enjeux subtils et parfois paradoxaux d’une réalité humaine qui interpelle.

En concertation avec l’équipe soignante, les médecins de l’hôpital considèrent que la demande qui leur est adressée s’avère peu compatible avec leurs pratiques et les principes qui les inspirent. Cet établissement assume une fonction très exceptionnelle au service de personnes particulièrement vulnérables dans la maladie, notamment en situation dite d’état végétatif persistant. Au cours de son hospitalisation, Jean-Dominique Bauby y a rédigé Le Scaphandre et le papillon, témoignage universel d’une existence vécue à ses extrêmes, hommage également rendu à des équipes bienveillantes, disponibles et compétentes.

[Les médecins] sont comme mis en demeure de retourner vers leurs équipes pour les convaincre de l’obligation de donner droit à la volonté exprimée par la personne, validée par l’instance d’éthique qui se propose même d’accompagner les soignants durant la période de fin de vie…

Le documentaire suit alors l’initiative d’une instance d’éthique qui a pour vocation d’intervenir à la demande de toute personne confrontée à une situation de dilemme justifiant des conseils. Nous voilà à Paris, dans une salle de réunion où sont discutées les positions respectives, chacun y allant d’un point de vue affirmé avec une solennité et une résolution qui fascinent. Une délégation de ce groupe d’éthiciens s’est effectivement déplacée à Berck, menant une investigation qui lui permet de fonder un jugement et de préconiser une issue conforme à l’intérêt de la personne, à ses choix.

Au cours d’une réunion filmée par Anne Georget, deux médecins de l’hôpital convoqués à Paris, Philippe Tronchet et Khaled Dali, semblent assignés au verdict des éthiciens. Ils sont comme mis en demeure de retourner vers leurs équipes pour les convaincre de l’obligation de donner droit à la volonté exprimée par la personne, validée par l’instance d’éthique qui se propose même d’accompagner les soignants durant la période de fin de vie… À nouveau, faisant valoir leurs valeurs et leurs conceptions de soignants, les membres de l’équipe refusent, rappelant qu’à plusieurs reprises il avait été suggéré de favoriser l’hospitalisation de ce monsieur dans une structure de soins palliatifs. C’est finalement ce qui sera fait. Le documentaire se termine sur le témoignage d’un médecin qui l’a accompagné jusqu’au terme de sa vie.

 

L’extrême complexité de ces situations

L’œuvre de Anne Georget est précieuse, même s’il n’est pas sans objet de s’interroger sur le sens d’un tournage dans des moments d’intimité. Parfois certains protagonistes semblent plutôt s’adresser à la caméra, comme s’ils étaient en représentation, tenus à une posture qui entrave leur spontanéité… Sa justesse m’impressionne car elle nous permet de percevoir l’extrême complexité de ces situations qui évoluent sur un temps assez long, chacun adoptant des positions provisoires afin de vivre l’instant présent. Ainsi la femme de ce monsieur évoque-t-elle à un moment donné une certaine forme d’acceptation de la situation, une faculté d’accepter la réalité telle qu’elle est devenue, alors qu’initialement elle souhaitait la fin de vie de son mari. Dans leur vérité humaine, leur manière de témoigner d’une présence aimante, les proches expriment aussi ces moments où tout devient insupportable et semble justifier que tout puisse se terminer au plus vite.

On saisit également en creux, les valeurs qui animent les grands professionnels de l’Hôpital Maritime de Berck, qui loin de se défausser de leurs responsabilités privilégient une approche faite d’humanité et d’exigence. Ils défendent les valeurs de la démocratie, solidaires dans leur quotidien des plus vulnérables. Ils ne s’opposent pas à la volonté de la personne qui demande qu’on l’assiste dans sa mort, mais comprennent autrement l’acte de soin et la signification profonde de leurs missions. Leur conscience les porte à cette forme d’engagement, et pour les connaître de longue date je peux témoigner de la grande qualité de leur réflexion éthique, de ce constant souci d’une éthique qu’ils mettent pour ce qui les concernent en acte au service de personnes malades que tant d’institutions refusent d’accepter.

La vie démocratique ne peut se satisfaire de ces autorités que s’octroient certains détenteurs autoproclamés de la légitimité morale

Le documentaire de Anne Georget a enfin un autre mérite. Il permet de comprendre l’urgence de mieux faire connaître et reconnaître les principes affirmés dans la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie. Car si la situation qui est restituée dans le film s’avère désormais rare du fait même de la mise en œuvre de cette loi, il nous faut ensemble ne pas renoncer à saisir l’importance d’une approche qui ne néglige aucune circonstance. Ce que j’en tire également d’un point de vue éthique et qui paraît flagrant dans ce qui est repris des échanges entre « éthiciens », c’est que la vie démocratique ne peut se satisfaire de ces autorités que s’octroient certains détenteurs autoproclamés de la légitimité morale. Le tribunal de l’éthique avec ses arbitraires sentencieux et ses postures compassionnelles me semble inconvenant et indécent pour juger, comme il prétend le faire, de situations humaines qui en appellent à une autre intelligence des êtres, à une conception plus éclairée de ce que sont nos principes d’humanité. Notre État de droit mérite mieux face aux situations extrêmes de la vie, que de déléguer à des officines la gestion des réalités humaines et sociales qui en appellent à des arbitrages justes. C’est ce à quoi vise la loi relative aux droits des malades et à la fin de vie, s’agissant notamment des prises de décisions collégiales.

Anne Georget nous permet de mieux comprendre où se situent nos responsabilités éthiques et sociales au regard des détresses humaines de la maladie et du handicap. Il ne saurait être acceptable que les débats suscités par de tels enjeux nous soient confisqués.

 

1 comment to « À la vie, à la mort » : Au tribunal de l’éthique

  • soudrie

    je n’ai personnellement trouvé le reportage ni « poignant d’intelligence et de justesse » ni « sensible et retenu »,mais triste à pleurer (de rage).
    dès le début on ne comprend pas ce que ce patient fait encore dans un service de rééducation 3 ans après son AVC.
    pour la compréhension de la situation il nous manque un élément important de l’histoire familiale : pourquoi n’est il pas rentré vivre au milieu des siens en bénéficiant des soins de l’HAD ? pourquoi imposer à cette famille des allers retours vers Berk sur une telle durée d’hospitalisation?.
    la ventilation mécanique n’est pas un obstacle au retour à domicile ,et il est avéré que l’envie de mourir est beaucoup moins présente quand la personne LIS vit à domicile.
    on s’interroge sur la façon dont est accompagnée la famille, sur la qualité du « coaching » médical et psychologique vers le nouveau projet de vie avec le handicap.
    on reste sur le sentiment d’un vrai gâchis car il suffit de lire les publications de l’association ALIS sur les enquêtes de qualité de vie des personnes LIS vivant à domicile pour comprendre que bien accompagnées ces familles arrivent à surmonter le chaos .
    le groupe éthique filmé fait peur à voir tant il est triste et se prend au sérieux.
    les patients survivent grâce aux progrès de la réanimation,les interfaces de communication dont nous disposons à l’heure actuelle leur permettent d’avoir une vie relationnelle et culturelle.
    je me félicite de ne pas avoir recommandé à mes patients LIS de regarder l’émission, ils n’auraient pas compris et se seraient certainement sentis humiliés.
    je pense (avec le recul et mon expérience de médecin MPR en service SSR neurologique)que le cas de mr Salmon est un cas isolé qui illustre l’urgente nécessité d’organiser un centre de référence dédié à l’accueil des patients en situation de très haute dépendance acquise (tétraplégiques hauts ou LIS) afin de leur faire bénéficier de soins de rééducation/réadaptation et d’une prise en charge psychologique + éducation thérapeutique familiale adaptée.
    le centre éthique aurait bien sur sa place dans une telle prise en charge, mais seulement quand le travail médical et soignant de base aurait été correctement mené,ce dont je doute quand on voit l’attitude de l’IDE qui vient brancher la nutripompe !
    Dr Brigitte Soudrie
    PH MPR Hôpital Marin de Hendaye AP-HP
    Chef du pôle SSR Handicaps lourds et maladies rares neurologiques