Alzheimer : lorsque la spoliation du secret médical révoque les droits fondamentaux de la personne

Catherine Ollivet,* Benjamin Pitcho**

* Présidente de France Alzheimer 93, membre du comité de pilotage Espace éthique Alzheimer

** Maitre de conférences à l’université Paris 8, avocat à la Cour, membre du comité de pilotage Espace éthique Alzheimer


« Toute personne prise en charge par un professionnel, un établissement, un réseau de santé ou tout autre organisme participant à la prévention et aux soins, a droit au respect de sa vie privée et du secret des informations la concernant. [1]»

  

La santé, ou plutôt la maladie, est-elle devenue un des scoops les plus intéressants pour vendre des journaux en piétinant au besoin le secret médical ?

Depuis peu, la maladie d’Alzheimer a fait une entrée fracassante dans le monde médiatique tant il est vrai que cette maladie demeure si terriblement démocratique, touchant les grands de ce monde comme tout un chacun, riches comme pauvres.

Les premiers reportages grand public ont été consacrés à Annie Girardot. Sa fille, sa petite fille, ont choisi de raconter, après sa mort, son dernier tournage au cinéma et les derniers temps de sa vie. Puis est venu le temps des allusions sur les difficultés d’un ancien Président de la République.

Révélé dans la presse, seul un symptôme au nom inconnu des non spécialistes a été diffusé – l’anosognosie – sans plus de commentaire sur le diagnostic éventuel. Comme un coup du sort pathétique frappant une personne autrefois si puissante mais qui demeurait pourtant tributaire des mêmes avanies que chacun.

Cette relative discrétion serait-elle aussi due à la chance de cet ancien Président de la République d’avoir une épouse qui veille scrupuleusement au respect de l’intimité et de la dignité de son mari et qui l’a, d’ailleurs, toujours plus ou moins recherché pour elle-même ?

Enfin, le 18 octobre 2011, les lecteurs du Monde peuvent profiter d’un article au contenu aussi riche que son titre l’annonce : « Sombre diagnostic médical pour Liliane Bettencourt. » Le journal qui se présente encore comme une référence en termes de déontologie professionnelle « a pu prendre connaissance du rapport rédigé par le collège d’experts chargés d’évaluer l’état de santé de l’héritière de L’Oréal », tandis que les pages intérieures livrent crûment les résultats des tests neuro-psychologiques auxquels a été soumise la vieille dame et la façon dont elle a échoué à certaines questions, permettant par conséquent l’établissement d’un diagnostic.

Rien ne nous a été épargné, pas même les notes prises pendant les examens par les spécialistes reconnus de la neurologie appelés à son chevet.

Madame Bettencourt serait-elle, au contraire, trop entourée et si mal protégée ?

Or si son état de santé est difficile, la maladie n’a rien de honteux. Ce sont ces révélations au grand public qui apparaissent particulièrement scabreuses dans un grand journal au sérieux proclamé. Ce type d’article aurait peut-être moins choqué dans une autre presse qui ne s’est, pour sa part, jamais embarrassée d’états d’âme. Cette dernière exploite crûment, mais au moins en toute franchise – « honnêtement » serions nous presque tentés d’écrire – la violation de la vie privée de différentes personnalités, parfois avec leur complicité même.


« Par delà l’obscénité de ces révélations »

Contre ces critiques, tout professionnel des médias ne manquera pas de brandir, tel un porte-étendard, le droit à l’information, consubstantiel de nos démocraties. Certains journalistes, devenus les nouveaux officiants religieux des media déifiés, défendent légitimement en justice le droit au secret de leurs sources, valeur de la liberté de la presse et donc de la démocratie.

Se draper dans sa propre dignité afin de piétiner celle des autres est évidemment une posture confortable.

Et face à ce discours, il serait presque malsain de mentionner que l’article 1226 du Code de procédure civile rappelle que l’audience concernant les procédures de tutelle n’est pas publique. Ou encore l’article 1219 du même Code qui précise que seul le Procureur ou le juge des tutelles est destinataire du rapport d’expertise médicale.

N’évoquons pas même cette obligation de maintien du secret professionnel, pénalement sanctionnée, qui figure à l’article 226-13 du Code pénal. Ne soyons pas non plus grossiers en précisant que des infractions existent pour réprimander la publication de ce type d’informations.

Car il ne s’agit nullement ici de vouloir limiter les prérogatives de la presse. Des individus ont payé pour la conquête d’une telle liberté et, comme le démontre l’incendie récent d’un journal satirique, elle demeure menacée en permanence. Puisqu’édictée dans l’intérêt même de la démocratie, elle est donc à protéger.

Il serait simplement salutaire de pouvoir compter sur la déontologie professionnelle des médias qui apprécieraient l’intérêt de telles révélations à l’aune de leur utilité sociale, notamment de ce même intérêt démocratique puisque telle est bien la raison pour laquelle leur liberté est légitimement reconnue.

Dans cette « affaire Bettencourt » qui contient tous les ingrédients du succès, tout a été mélangé et placé sur un pied d’égalité. De révélations politiques fracassantes, pour lesquels les journalistes ont fait l’objet de pressions fautives, nous sommes passés à l’exposé de l’état de santé d’une personne visiblement sans défense et ce, en dépit de ses moyens financiers illimités. Etait-il pourtant légitime de jeter en pâture de tels détails ? Que le pouvoir politique, dans ses pratiques douteuses, fasse l’objet d’enquêtes minutieuses, telle est une mission de la presse démocratique. La valeur de la divulgation de l’état de santé vacillant d’une personne s’avère, quant à elle, douteuse et pour le moins très discutable.

Par delà l’obscénité de ces révélations, il est une contestation qui mérite cependant d’être soulevée quant à l’application du secret médical aux personnes atteintes par la maladie d’Alzheimer.

Pour toutes les familles, le désir de protéger l’image de leur malade aux yeux des autres est un souhait très fort : combien de maris ou d’épouses taisent à leurs propres enfants la vérité sur ce qu’ils vivent au jour le jour avec leur conjoint malade afin de ne pas détruire l’image du père ou de la mère dans leur regard ? Combien sont-ils à préférer ne plus fréquenter un lieu public quelconque en raison du risque de comportements inadaptés du malade qui peuvent être parfois particulièrement choquants, provoquant alors jugement et mépris dans le regard des autres.

Les Recommandations de bonnes pratiques dans l’annonce du diagnostic prévoient ainsi que le médecin doit annoncer la maladie aux proches de la personne malade, dès lors que celle-ci ne s’y oppose pas. Une telle appréciation demeure évidemment conforme au Code de la santé publique qui rappelle et décline le droit à l’intimité des malades.

Le secret professionnel ne touche pourtant que le nom de la maladie, à l’exclusion de ses symptômes et ses conséquences.

Du fait de textes obscurs et contradictoires, le médecin serait ainsi presque contraint d’alerter les proches sur des aspects médicaux de la vulnérabilité du malade, comme du danger de ne plus être capable de gérer ses médicaments, des risques de chutes et de dénutrition, des troubles de la conduite automobile, etc., sans pour autant prononcer le nom de la maladie elle-même !


« Pour une approche renouvelée de la maladie d’Alzheimer »

Pour permettre l’obtention des aides financières des collectivités locales (notamment l’Allocation personnalisée d’autonomie), dans l’évaluation qui va être faite au domicile du malade par une infirmière ou une assistante sociale elles-mêmes tenues au secret professionnel, le nom de la maladie ne sera jamais évoqué. Seules les conséquences en termes de perte d’autonomie pour assumer seul certaines activités essentielles de la vie quotidienne seront abordées, évaluées et notées dans un dossier.

Tous ne manqueront pourtant pas de s’emparer ensuite de la maladie et de clamer son nom. Ainsi l’aide ménagère ira-t-elle affirmer « travailler chez une dame Alzheimer ». Face au risque important de se perdre, y compris dans son propre quartier habité depuis 50 ans, il est de même recommandé aux familles de prévenir les commerçants proches, afin qu’ils puissent réagir de façon adaptée si la personne malade est perdue.

À l’inverse, certaines personnes ont tout intérêt, sans mauvaise intention systématique d’ailleurs, à taire le diagnostic. Le secret ne garantit en effet pas toujours le respect des droits de la personne malade. Le secret peut permettre de faire gagner le temps nécessaire pour faire signer à la personne déjà atteinte et vulnérable différents actes destinés à préparer son avenir financier. Ou dans le pire des cas, pour profiter d’elle si celle-ci est vulnérable et figure parmi les premières fortunes de France.

Est-ce à dire que le secret professionnel ne tient plus face à une maladie aux conséquences multiples dans la vie quotidienne ? Que certains qui en demeurent tributaires comme les médecins, devraient parfois en être libérés afin d’améliorer la prise en charge du malade, dans son propre intérêt ? Face à l’importance des maladies chroniques et de leurs conséquences au quotidien, cette notion doit-elle être repensée, revue et corrigée, ne serait-ce qu’afin de lui conférer une réelle effectivité[2] ?

Elle doit a minima bénéficier d’une approche renouvelée. Il est hors de doute que, pour une personne consciente et autonome, le secret professionnel tel qu’aujourd’hui consacré est pleinement satisfaisant.

Qu’en est-il cependant lorsque la personne malade ne sait même plus qu’elle est malade, parce que le diagnostic délivré il y a quelques instants par le médecin a déjà été oublié ? Que faire lorsque la maladie elle-même rend la personne vulnérable dans les multiples aspects de sa vie quotidienne, nécessitant systématiquement l’intervention de tiers, familiaux ou non, pour faire face à ses besoins ?

Il conviendrait alors de renverser la perspective. Ne pas interdire la divulgation, mais au contraire favoriser la circulation contrôlée de l’information. Constituer un cercle de confiance autour du malade qui bénéficierait sans crainte, et dans son meilleur intérêt, des éléments permettant à une équipe professionnelle et personnelle de choisir et adapter la prise en charge.

Poursuivant ainsi, il est possible de s’interroger sur le paradoxe qu’il y a à mettre en œuvre et financer, comme le fait le plan Alzheimer, des formations « spécifiques » des personnels de l’aide et du soin, des créations de place « spécifiques » dans les hôpitaux et les EHPAD, des formations « spécifiques » des aidants familiaux, des consultations « spécifiques » pour les médecins généralistes, en continuant d’interdire l’évocation du diagnostic ?

Quelle maladie bien troublante que cette maladie d’Alzheimer. Alors que son évocation tend à se banaliser en pénétrant l’espace public, en fait on s’interdirait de la nommer dès lors qu’elle révèle ses significations profondes, ses représentations qui inquiètent et interpellent nos capacités de vigilance sociale, de responsabilité démocratique ! Comme si nous parvenions ainsi à éviter sa contagion et à nous en prémunir.

Plutôt que de révéler l’intimité et les aspects éminemment privés des personnes publiques assujetties à leur insu à cette révélation médiatique d’une maladie présentée de telle sorte qu’elle affecte leur image personnelle et accentue leur vulnérabilité, certains médias ont mieux à faire en cette matière. Ils gagneraient en honorabilité s’ils optaient pour une démarche plus légitime et justifiée : celle de contribuer à une mobilisation sociale qui favorise une pédagogie de la responsabilité partagée. De telle sorte que l’on puisse dire publiquement sa maladie, si on le souhaite, sans susciter les discriminations ou les réflexions préjudiciables à la personne au point de la révoquer dans sa dignité. Cette avancée bénéficierait à d’autres personnes malades qui, elles aussi, vivent douloureusement cette tension entre le désir de partager leur vécu de la maladie et cette nécessité de préserver un espace personnel insoumis aux intrusions et aux indiscrétions qui menaceraient davantage encore une existence déjà tellement incertaine. Cette approche du secret dans le cadre d’une maladie en appelle à un débat urgent, qui concerne tout autant nos responsabilités humaines que nos solidarités sociales à l’égard de la personne malade et de ses proches.


[1] Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, art. L. 1110-4.

[2] L’Espace éthique Alzheimer organise à ce propos notamment un workshop le 30 novembre 2011.

 

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