L’euthanasie ne signifie pas une mort heureuse, mais une mort préférable à certains états malheureux

Claude Bruaire

Philosophe

Extrait de E. Hirsch Médecine et éthique. Le devoir d’humanité, Cerf, 1990.

 

Choisir de cesser d’exister plutôt que de vivre dans l’épreuve

Dans la réflexion sur l’euthanasie intervient souvent l’expression « mourir dignement ». Qu’est-ce-que la dignité ?

La dignité est affaire humaine et de l’esprit humain, par différence avec notre vie animale. Mourir dignement, ce n’est pas simplement mourir en bon état, au regard de nos semblables. C’est mourir avec une existence digne, digne d’elle-même, digne du fait qu’elle est autre chose que la vie des chiens et des chats, ou même de l’espèce humaine.

Digne, parce qu’elle est spirituelle.

 

La question est de savoir s’il vaut mieux l’existence continuée, quelles que soient les limitations de la vie et les étapes nécessaires, ou s’il vaut mieux arrêter la vie parce que certains de ses états sont dits insupportables.

Le problème de l’euthanasie, c’est la différence entre l’esprit et la nature, entre l’homme et l’animal, entre l’existence – son origine et son destin, sa liberté – et puis la vie. La simple vie. La simple vie naturelle.

 

Il faut bien remarquer aujourd’hui que la question est oubliée dans ses termes propres, parce que l’on raisonne toujours en termes de santé et de bien-être. Des gens peuvent être handicapés, malheureux, infirmes et demeurer en état de dignité. Des parents peuvent avoir des enfants déficients, et pour rien au monde les traiter autrement que comme des êtres infiniment respectables.

Ce qui est en cause, c’est simplement notre manière tout à part d’être, qui se lit au fond des yeux du malade devant l’angoisse de la mort. Que fait-on sur terre ? On est probablement là pour autre chose, d’une autre manière d’être que tous les produits de la nature. Le problème de l’euthanasie, c’est cela précisément. Si l’on veut régenter la vie, il faut tuer tous les malades, tous les handicapés. Si l’on veut reconnaître la dignité de l’homme, il faut savoir sacrifier de l’argent, des moyens – tout ce qui n’est que moyens – pour que l’honneur de ce qui est l’esprit humain soit exalté, reconnu et promis à ses espérances. (…)

 

L’euthanasie rencontre le problème du suicide. Elle en est partie prenante, même si par nature elle a ses circonstances propres qui en font une affaire à part dans l’existence humaine. Ces situations se définissent toutes par celle de la souffrance. Mais finalement on choisit de cesser d’exister plutôt que de vivre dans l’épreuve. C’est le grand défi que le suicide lance à la vie.

Après tout, l’euthanasie ne se pose qu’à l’esprit et à sa liberté. C’est un défi à la vie malade, à la vie insupportable. Quand il n’y a rien d’autre à faire, ce que croit le suicidaire c’est que manifestement on peut défier la vie par l’esprit que l’on est. Mais il s’agit d’une situation absolument désespérée. La vie n’attend plus rien. Elle n’attend plus rien des droits de l’esprit.

Le philosophe doit montrer à chaque fois ce que nos choix impliquent. Celui qui tente de philosopher, c’est-à-dire de trouver les meilleures raisons de ses choix, ne peut pas faire davantage. Qui veut contraindre oublie la liberté, et si l’État le faisait, par exemple concernant l’euthanasie, il l’oublierait une fois de plus ! (…)

 

Un droit à la mort ne saurait s’exercer par délégation, ce qui contredirait la signification qu’il peut avoir, et encore moins pas usurpation

L’euthanasie, pour être jugée dans ses modalités d’aujourd’hui, doit être analysée de manière un peu précise. Je crois qu’il y a deux choses à bien distinguer et à comprendre.

Tout d’abord, l’euthanasie ne signifie pas une mort heureuse, mais une mort préférable à certains états malheureux. C’est le premier point qui est celui d’une alternative que l’on tranche probablement très ou trop rapidement.

L’alternative est la suivante : l’existence continuée vaut-elle mieux ou non que certains états de la vie dits insupportables ?

Cette alternative ne vaut que si un être humain distingue en lui-même et pour ceux qui sont autour de lui – ceux qui le soignent par exemple – entre son existence spirituelle et sa vie biologique. Autrement, bien entendu, le problème de l’euthanasie, comme tout problème de déontologie médicale, est effacé.

 

Le deuxième point concerne ce qu’on appelle le droit à la mort – qui est une expression assez récente -, ce qui, je le rappelle, ne va pas de soi dans la mesure où il semble impliquer qu’on est maître de son destin comme on est maître de son origine. Que l’on soit maître de son origine, c’est l’évidence que chacun arrive toujours trop tard pour décider d’exister et par conséquent le droit à la mort pose problème.

Supposons-le admis. La mort, et ceci est le révélateur de notre manière d’être, est pour l’homme une affaire toute personnelle. Elle ne signifie pas simplement l’autre borne de la vie, de la naissance. Elle signifie : cesser d’être. Cesser d’être absolument, avec cette alternative crue : être ou ne pas être, et la mort biologique qui est le signal de la possibilité de cesser d’être, c’est-à-dire d’une non-existence qui contredit notre désir d’être.

La mort est donc affaire toute personnelle que personne ne peut partager. Personne ne peut se mettre à notre place pour mourir. On ne participe pas à la mort d’autrui, on ne peut qu’assister à son enterrement. Et par conséquent, si droit à la mort il y a, il ne peut être qu’une affaire toute personnelle. La conséquence, c’est qu’un droit à la mort ne saurait s’exercer par délégation, ce qui contredirait la signification qu’il peut avoir, et encore moins pas usurpation.

 

 

 

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